L’atelier du peintre réserve toujours une part de mystères. En visitant celui de mon père, un dessin grand format m’interpelle. L’œuvre, réalisée en 2009 sur le mode de l’écriture automatique, représente le Nord Caper, un aviso auxiliaire à vapeur arrivant le 12 novembre 1915, au port de La Valette à l'île de Malte… De retour de patrouille en mer Egée, l'équipage de ce chalutier boulonnais armé, rentre au port avec 43 marins turcs fait prisonniers et plusieurs tonnes de matériel saisies après l'abordage de leur goélette. Mon père tenait cette histoire de son père, maître-voilier à l'arsenal de Brest et de ses oncles, marins d'Etat. Si ce dessin mystérieux évoque le fait d'armes exceptionnel d'un équipage de marins civils et militaires, il est aussi un hommage à Yves Berthou, Quartier-maitre mécanicien sur le Nord Caper en 1915...
La grande guerre, 1914-1918
Septembre 1914, l'Allemagne déclare la guerre à l’Angleterre et à la France. Onze mois après, on se bat sur terre sur mer, sous la mer et dans les airs. La Marine nationale est sur tous les fronts. En Normandie, dans la presqu'île du Cotentin, à Ecausseville, elle bâtit un hangar à dirigeables. Pour la première fois au monde, la technique du béton précontraint autorise la construction d'un bâtiment de 40 mètres de haut équipé de son propre système de production d'hydrogène nécessaire aux missions en vol de reconnaissance. Ces aéronefs chargés de repérer les U-Boot et des mines immergées dans la Manche, démontrent leur efficacité. Les premiers ballons sont fournis par la Grande-Bretagne à la Marine française.
Sur mer depuis février 1915, l’empereur Guillaume II accentue la pression militaire de la marine impériale allemande sur les convois maritimes à destination de l'Angleterre. La Marine française fait feu de tous bois et créé une flottille de patrouilleurs auxiliaires. L'Angleterre fournit cinq chalutiers et la France en réquisitionne trois pour commencer, avec le Paris II, le Nord-Caper et l'Indien. Ces avisos forment peu à peu une flottille opérationnelle sur les trois bassins de navigation français, la Manche, la façade Atlantique et la Méditerranée. Développant au fil des années, une science du renseignement basée sur l’écoute et l'observation, les marins des patrouilleurs auxiliaires s’illustrent vite par leurs faits d'armes, n'hésitant pas à éperonner et aborder, les bateaux ennemis dans la tradition du célèbre corsaire Surcouf. L’histoire des Chalutiers armés souligne la force d'une flottille hauturière composite et celle de ses équipages formés de marins civils et de la royale, tous animés par la même ardeur à défendre leur nation.
L'épopée de l’aviso Nord-Caper et de son équipage
Mis à l'eau en 1907, le Nord Caper est un chalutier boulonnais hauturier à coque acier de 46 mètres de long, sur 8 m de large et 4,18 m du pont à la quille pour un déplacement de près de 418 tonnes. Sa coque composée de tôles d’un pouce d'épaisseur, soit 25,40 mm, est conçu pour subir les rigueurs de la mer du Labrador et de l'océan Atlantique. Sa machine à vapeur à triple expansion développe 690 chevaux. Après quelques années à la pêche sur les grands bancs de Terre-Neuve, le Nord Caper s'illustre par un record de capture de morues au terme d'une campagne mémorable. Robuste, roulant bord sur bord par gros temps, plongeant dans la vague pour mieux ressortir, les lignes de ses œuvres mortes soulignent une forte tonture avec un franc bord de 2 m au milieu de sa coque. Les lignes d'eaux de ses œuvres vives font merveille dans le gros temps même si les paquets de mer qui recouvrent la plage avant, mettent la passerelle à rude épreuve. Filant de 8 a 11 nœuds suivant l’état de la mer, il est capable de faire 3000 milles sans ravitailler en charbon. Affectueusement surnommé "la baleine", le confort à bord est spartiate dans les locaux communs et les couchettes du poste avant équipage et celle des officiers sous la passerelle. Réquisitionné en 1914 auprès de son armateur la Société des pêcheries du golfe de Gascogne de Jacques Duvergier, le chalutier basé à Calais, intègre la liste de la flotte auxiliaire du 19 aoūt 1915.
L'armement du Nord Caper à la base navale de Brest
Le chalutier boulonnais rejoint le port militaire de Brest pour être armé et aménagé afin d’accueillir dix hommes d'équipage pour de longues missions. En poste depuis 6 mois dans un sémaphore aux abords du goulet de la rade de Brest, le LV Poulaillier, normand d'origine, est affecté comme second sur le Nord Caper en travaux à l'arsenal de Brest. Après une période d'armement, avec notamment des améliorations dans l'aménagement intérieur du bâtiment, le chalutier voit son étrave renforcée par un tube extérieur soudé et monté sur plusieurs entretoises tubulaires pour mieux éperonner les navires ennemis en cas de besoin. La plage avant est ainsi doté d'un canon naval de 65 mm sur affût. La plage arrière reçoit une deuxième pièce d'artillerie, de 47 mm. Débarrassé de ses apparaux de pêche particulièrement lourds et encombrants, armé de la proue à la poupe, le fronton de sa passerelle affiche en lettres dorées sur fond bleu, la devise «Honneur et patrie» de la Marine nationale depuis 1890, ne laissant aucun doute sur sa nouvelle affectation d’Aviso auxiliaire, patrouilleur-arraisonneur.
Le 20 septembre 1915, le commandant LV Bouchard reçoit ses ordres de l'amirauté à la préfecture maritime de l'Atlantique avant le départ. « Aviso auxiliaire Nord-Caper se rendra dans les mers du levant afin d'y réprimer la piraterie… Par tous les moyens en son pouvoir ! La particularité de l’équipage est de conserver les matelots boulonnais d’origine en y ajoutant quelques marins d'État et deux officiers. A 9h30 heures, le commandant donne l'ordre de remonter l'ancre «haute et claire».
Cap au sud !
Le Nord Caper quitte la cité du Ponant laissant dans les airs et sur la surface de l'eau de la rade de Brest, un panache de fumées précédant son sillage. Cap au sud vers le Raz de Sein avant de se fondre dans la ligne d'horizon. il gagne le port de Lorient pour une ultime escale.
A 18h00, un drame se déroule à bord avec la chute fatale du LV Bouchard qui commande l'Aviso. Il décède à l'hôpital de Lorient, peu de temps après son admission. Le LV Lacombe, polytechnicien de formation prend le commandement du Nord Caper qui doit rejoindre son affectation à la deuxième division des flottilles de l'armée navale d'Orient en Méditerranée, l'un des théâtres d'opérations dans la guerre de course contre les U Boot de la marine impériale allemande. Il forme avec le Paris II la division corsaire à Milo. Le 24 septembre, le départ est donné à 16h00. La mission se poursuit avec la traversée du golfe de Gascogne par une forte houle de Sud-Ouest et une dépression.
Le jeudi 30 septembre, le mouillage à Gibraltar permet de découvrir les Colonnes d'Hercule entre les côtes portugaises et espagnoles au nord et les montagnes de l’Atlas du Maroc au sud. Commence alors la remontée en mer Méditerranée vers la Crète et Milo plus au nord en mer Egée. Outre les mers croisées et ses vagues courtes, les marins découvrent l’impressionnant phénomène météorologique des trombes.
Le 29 octobre 1915, la diffusion d'un message de l'amirauté de l'armée navale d'orient basé à Malte, met en alerte les avisos patrouilleurs : « Prise chef d'escadron de cavalerie, 10 officiers d'Etat major, 150 armes à feu, 150 tonnes de munitions 50 tonnes de présents.
A l'abordage !
« Au petit matin du 7 novembre, entre chien et loup, à l'affût, la vigie du patrouilleur signale une tartane sous voiles à deux milles sur bâbord. Le LV Lacombe décide de mettre à l'eau une chaloupe armée de 4 hommes avec le traducteur du bord Kristulakis, l’EV Poullaillier, le quartier-maître fusilier Jacolot un as de la savatte et le matelot Baptiste. Armés d’un pistolet et de couteaux, ils montent sur la poupe de la goélette qui dérive voiles fassayantes par une mer d'huile. L’équipage turc est endormi sur le pont. Le pari est osé et repose sur l'effet de surprise des quatre corsaires français montés à bord à pas feutrés avant de fondre en vociférant sur les quatre soldats turcs en train de jouer aux cartes sur la dunette arrière. L'un deux s'apprête à tirer obligeant l'EV Poulaillier à le désarmer sans ménagement. Kristulakis se réserve un colosse coiffé d'un Fez et parvient à l’assommer d'un coup de crosse. Les coups de poing et de coups de pied et autres coups de têtes savamment distribués fusent quand le choc de l'éperonnage par le Nord Caper sur le flan tribord du voilier résonne comme un tremblement de terre. L'effet de surprise provoque une confusion totale dans un bruit assourdissant. Arrivé à la rescousse de ses hommes partis à l'abordage, le commandant Lacombe s'époumone au porte voix de la passerelle du Nord Caper à couple de la goélette. Il enchaine avec un coup de canon de 47 mm tiré à blanc et à bout portant en direction de la plage arrière du voilier. La détonation provoque l'effroi de la troupe à peine sortie du sommeil. A bord de l’aviso, les chauffeurs ont quant à eux déployé leurs lances projetant sous forte pression, de l'eau très chaude. Les soldats turcs sont désemparés par ces diables Français sortis de nulle part et réussissant à donner l'illusion quant à leur nombre. Une fois la cargaison transférée à bord du patrouilleur, l'ordre est donné de déverser quelques bidons de benzine sur le pont du voilier éventré. Le calme revenu, les prisonniers désarmés assistent du pont du Nord Caper à l'embrasement de leur goélette qui coule en quelques minutes.
Le 7 novembre 1915, le Nord Caper émet le message suivant : «Avons capturé à l'aube bâtiment ennemi signalé par message du 29 octobre-Stop-avons fait 43 prisonniers dont 11 officiers-Stop- Ramenons personnels et matériel !». Après plusieurs jours de navigation, Le 12 novembre 1915, le Nord Caper débarque ses prisonniers turcs et sa précieuse cargaison au port de La Valette sur l'île de Miel sous le regard admiratif des marins français en escale. La nouvelle de ce fait d'armes s'est répandue comme une traînée de poudre jusqu'à l'île de Malte et au-delà.
Le retour au port de la Valette, île de Malte.
Félicité par l'amiral en poste, l'équipage du Nord Caper est distingué de la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-1918. Le 23 janvier 1916, dans le Journal Officiel , le Nord Caper est cité à l'ordre de l'armée navale : « L’aviso auxiliaire Nord Caper, pour la façon brillante dont ce bâtiment qui n'avait que dix hommes armés à enlever à l'abordage une goélette turque montée par quarante trois hommes dont 11 officiers ».
La liste d'équipage selon les termes du Journal Officiel (Jo) du 23 janvier 1916 est ainsi de 10 hommes et deux officiers.
Lacombe Edmond LV, commandant, Poulailler Bernard, Joseph EV de 1ère classe auxiliaire, second, Jourdan Alphonse, second maītre de manœuvre, Barbey Emile, matelot sans spécialités, Guilloux Yves-Marie, second maître fourrier, Scour Pierre-Marie, quartier-maitre timonerie, Brest Jean-Baptiste-Joseph, matelot sans spécialité, Merlin Alfred Eugène, matelot de 3e classe, sans spécialité, Boussard Armand, second-maître de manœuvre, Berthou Yves, quartier-maitre mécanicien, Jacolot Jean-Louis, quartier-maître, fusilier, Malfoy Pierre, matelot sans spécialité.
© Eric Berthou
Peintre et écrivain de la mer
Mérite Maritime
Pour aller plus loin, consulter le livre de :
Bernard Frank:
A L'ABORDAGE
Carnet d'un Enseigne de Vaisseau
Août à novembre 1915
Flammarion 2e trimestre 1942



